dimanche 30 septembre 2012

Bouteille échouée : Second partage : Avant et après, le vide


 
     Un hasard, oui, quoi d'autre ? Des millions d'individus autour de nous, des milliards au total, des vivants, des morts, des pas-nés... Logique que tout cela soit de la loterie. Alors ça trie, on trie malgré nous toute la journée les êtres qui ne nous conviennent pas dans une grande foire de l'a priori, du préjugé, où l'orgueil et la bêtise sont rois ! On refuse telle personne, on nous refuse, de concert, tout le temps. Je ne le voyais pas tout ça avant. Pas bien. Des miettes, je devinais un peu, rien de net. Seul de toute façon, depuis que je pense, je sais que je le suis, seul, du premier au dernier jour. Penser, c'est ça, c'est s'isoler, avoir un petit temps pour se voir, seul, dans la mélasse de nos vies vides.
     Je me souviens très bien, elle m'avait déjà vu, repéré, sélectionné, comme on met ses courses dans le chariot... Eté 1990. Dix-huit ans. Jeune, presque insouciant, courant après un ballon avec les gosses de la colo derrière moi. Je l'avais à peine sortie du lot, plus âgée, au ménage, pas les mêmes horaires. Je n'y pensais pas à cette femme, je pensais à la femme en général, celle qui s'écartait de mes mains alors que j'avais tant besoin d'elle.
     Dix-huit ans, une seule expérience au lit, un été avant, rien compris. Dix-sept ans. 14 juillet 1989, le feu d'artifice du bicentenaire... Ce sexe qui pointe et qui se repose après, sans avoir pénétré vraiment, atteint ses objectifs. Petit pétard mouillé. Bander toute la journée pour arriver à ça la nuit, tendu, détendu, tendu, retombé... Tant de gentillesse pourtant chez cette jeune femme, si douce et attentionnée. J'ai oublié son nom. Elle était opiniâtre, ne faisait pas attention à mon copain, à côté de nous, dans la tente, qui faisait semblant de dormir, les cils trahissant l'activité de ses yeux, pauvrets palpitant sous sa paupière. Elle enserrait mon engin paumé gentiment entre ses lèvres pour qu'il retrouve un sens, quelque chose. Le matelas de mon copain qui se dégonfle en même temps que moi... Dix-sept ans, toujours cette sensation de ne pas vivre, de ne pas savoir comment faire, pour étreindre quoique ce soi.
     Un hasard, des mots échangés, imprévus, imprévisibles. J'ai un peu bu, cet été 1990, à la première fête entre animateurs. La lune est haute au-dessus de nous, bien tranchante. Le Garbet, petit torrent joyeux, perce un sillon dans l'herbe fraîche dans laquelle mon corps a versé, aidé, poussé même par cette femme, plus âgée, plus expérimentée en tout. J'avais sur sa demande récupéré deux verres et une bouteille à la fête pour nous les amener dans le nid douillet des herbes hautes, à une cinquantaine de mètres. Le monde est beau entre les brins, sous la lune, croissant fin de Moulhule. Elle contrôle tout, ses regards, la bouteille, me flatte, loue mon corps, me pose dix questions, me parle de ma sœur qu'elle connaît de l'été dernier. Je suis, comme je peux, dépassé en tout, la question de savoir si elle me plaît n'est même pas posée à l'intérieur de ce qui reste de mon crâne en feu. Ses lèvres arrivent avant que les miennes s'entrouvrent, je suis, comme je peux. C'est bon les lèvres, sa langue qui cherche la mienne, lèche mes lèvres qui semblent comprendre enfin ce qui se passe, petit message au cerveau, vannes qui s'ouvrent. Le nombre des étoiles varie au-dessus j'en suis sûr. La lune aussi accélère. C'est cette année je me souviens que j'ai suivi les trajets de l'astre. Là, à se mordre les lèvres, la bouteille renversée, les verres égarés, je suis bien. Des pas nerveux nous frôlent, l'herbe chante pas loin de nous mais elle m'attire, je ne vois rien, elle m'attire contre elle, contre son sein. Elle m'invite dans sa chambre, là, tout de suite. Je bande. J'ai peur. Pas d'autres rencontres entre les deux étés. Peur de ne pas réussir à bander pour elle, pour toutes les femmes. Peur de vivre sûrement. Je la suis, comme je peux dans son bâtiment, gravis comme je peux les cent cinq marches jusqu'à sa chambre. Tout tourne encore après la cage d'escaliers. Elle sort une bouteille de whisky d'un bidet improbable posé là dans le renfoncement qui doit être sa salle d'eau. Je n'ai pas besoin d'un verre de plus. Mais je suis servi, on est sur son lit, on boit, boire et embrasser, encore. Je ne sais pas de quoi on parle, je sais ses doigts, son corps qui se presse contre le mien, sa joue douce avec son petit duvet de poils. Ses doigts qui me cherchent, me trouvent, s'amusent à renverser mon corps. Je lui dis je pense que je suis comme vierge, pas que j'ai peur. Elle rit, ce qu'elle peut rire... Elle me flatte, des mots et des gestes d'une tendresse bouleversante. Pourquoi on ne me touche pas comme ça, pourquoi on ne me dit pas ces mots tous les jours ? Elle rit, cesse, mange ma bouche, rit encore. Je ne sais toujours pas si elle me plaît, ça ne se choisit pas ça sûrement, ça se fait sans nous au moment où l'on pourrait se poser la question mais nos corps eux savent et trient, bien en avance sur nous.
     Me caresser le sexe lui semble naturel, moi je saute, je sursaute, mes poils entortillent mon gland, j'ai mal, je mouille, pas du sperme, pas déjà... Je ne sais rien à part sauter sur son lit, me trémousser comme une jeune première. Peut-être rit-elle encore au-dedans d'elle, tout est possible vu la créature. Elle me déshabille, j'essaie de ne pas arracher son soutien-gorge, ma sœur m'avait montré pourtant quand j'avais douze ans... Pas moyen, elle plie ses bras derrière elle, comme un oiseau qui se met à marcher après avoir volé dans un vent trop violent, et ôte la pièce. Ses seins sautent à leur tour, pas que moi qui saute, ça rassure. Deux perles dans la nuit, longues, effilées, comme des larmes qui n'auraient jamais vraiment réussi à pleurer. Une envie, non un besoin, de les avaler, de les sucer. Les mots ne servent pas tout le temps. Les perles les surpassent. De loin.
     Un hasard, des mots échangés, et c'est le début d'une relation. Peu de mots, les corps s'élancent après quelques petites phrases, histoire de vérifier qu'ils le peuvent, dans la nuit, sous la lune. Notre relation, un drôle d'échange... Comme un entraînement à la vie, à l'amour, à l'escalade des corps. Elle me montrait les voies, j'essayais de saisir les bonnes prises. Son plaisir, je me demande bien où elle le trouvait. Le mien, toujours fulgurant, toujours premier. Et trois fois sur le métier je remettais mon ouvrage, réserve de sperme intacte, une véritable outre mes bourses... Seules les irritations et l'épuisement nous poussaient à souffler un peu, à lâcher nos corps aimantés. C'était ça, l'amour ? Vraiment ?
     La première nuit, épuisé, saoul de plaisirs, je prends l'escalier de secours pour ne pas réveiller les enfants. Je tangue jusqu'aux toilettes. Une sorte de soulagement dans l'urine, la vie, se vider, se remplir... Je chante, oubliant les enfants endormis dans ces dortoirs inhumains. Je chante un bon vieux Gainsbourg, de toutes les circonstances le bougre! Marilou, « Après l'amour pisser sagaie ». Seul au monde, ma queue, ma voix et moi. Du moins, je le croyais. Une ombre, une sorte d'homme, recroquevillé, pas plus lourd qu'un fantôme, me parle, s'adresse à moi, je ne le connais pas. Sa voix est si faible... Je rentre ma chanson, elle devient vulgaire dans d'autres oreilles. La forme humaine me demande si j'étais avec elle, m'explique entre deux sanglots qu'il est son ami. Je ne peux nier, après mes paroles chantées, « record à corps homologué », je présente mes excuses à cette absence de gravité. C'était lui qui faisait chanter et crisser l'herbe à côté de nous tout à l'heure. Il abonde en pleurs, je vais me coucher, la tête débordée.
     Le lendemain je lui dis que j'arrête avec elle, qu'elle aurait pu me dire pour son ami, que j'ai peur sans préservatif, que je ne vois pas pourquoi on continuerait. En trois mots, elle me calme, leur histoire est terminée, il s'accroche, elle a fait un test avant l'été, elle me veut...
     Son ami, ensuite, elle l'a poussé dans l'escalier quand il insistait pour que leur histoire continue. Elle me le dit comme ça, entre deux verres, une nuit. Elle rit en évoquant sa surprise et sa chute, son bras tordu, plâtré. Je ris pour l'accompagner dans son rire.
    Cinq semaines à arpenter son corps, un jouet infini. Elle me parlait, m'indiquait quoi faire, où m'attarder, comment. Mais mon corps tendu comme une flèche exultait, suait, écrasait, mangeait. Après l'amour, l'amour encore et la douche, l'amour encore sous la douche, toujours quand elle me savonne, quand ses doigts glissent savonneuses entre mes fesses. Debout, au lit, sur le rebord de la fenêtre, tout le temps. Il m'arrivait en pleine journée, au moment du goûter, de laisser mon groupe d'enfants pour monter la voir, un petit whisky sec et l'amour en deux minutes, contre le mur. Et je redescendais la volée de marche pour ranger le goûter et reprendre la partie de foot ou de gendarmes et voleurs.
    Elle me murmurait toujours des mots incroyables à l'oreille pendant l'acte. Prends-moi, par derrière, plus vite... Je m'exécutais. Je découvrais ce que je pensais être la vie. A fond. Je ne voyais pas de fin à ces pratiques, je crois même que j'étais bien avec elle, comme ça. Dormir avec elle en secret, rejoindre mon dortoir à 6h30 tous les matins, dans le silence et la brume. J'aurais fait ça toute ma vie, ses lèvres et sa langue avalant tout mon corps d'adolescent dégingandé et attardé, sa folie, ses lectures, sa soif infinie, son corps mûr à point... Qu'avais-je fait avant de la rencontrer ? Avant elle, le néant. Je ne pouvais pas penser qu'après j'embrasserai de nouveau le vide.
     Un hasard, des mots échangés, et c'est la fin de cette même relation. Trois jours avant la fin de la colonie, elle a lancé sa bombe, ces quelques mots, avec un air détaché, plein d'assurance même. Elle est enceinte. De moi, bien sûr, qui d'autre ? Si si elle prend la pilule mais ça peut arriver quand même. Je pouvais me protéger si j'avais voulu. Elle me dit savoir que je ne peux rien assumer, que notre histoire n'en est pas une. Chacun de son côté, c'est mieux. Elle ne répond pas à mes questions, comment c'est possible, veut-elle le garder... Elle me sourit, me fait bien comprendre que je ne peux pas suivre, que je ne peux rien faire. Ne pas pouvoir.
     Pendant six mois j'ai guetté son ventre, caché dans la rue, à l'attendre. Rien. Rien ne semblait pousser. Une nuit, je sonne chez elle, avec un ami. Nous avons déraillé les chaînes de nos vélos et barbouillé nos mains de cambouis. On monte les laver, dix minutes, pas plus, ça va, oui, et toi, oui, tu veux boire un truc, oui, je vous présente Pierre, mon patron. Pierre en peignoir, la trentaine, manifestement du genre à sauter sa secrétaire. Elle est en peignoir aussi, les joues rouges, on boit notre verre, toujours le même whisky, brûlant et sans goût, elle allume un vieux film, Sacré Graal. Le chevalier noir perd ses membres, un à un, personne ne rit. Son ventre ne semble pas gros.
     C'est la dernière fois que je l'ai vue, en peignoir, le verre à la main, à côté de son patron, les joues rouges.
     Avant le néant, après le vide.
 
Hervé le dervé
 
 
Librement inspiré des phrases : "Comment pouvait-on disparaître aussi facilement de la vie de quelqu'un ? Peut-être avec la même facilité, en définitive, qu'on y entrait. Un hasard, des mots échangés et c'est le début d'une relation. Un hasard, des mots échangés, et c'est la fin de cette même relation. Avant, néant. Après, le vide." d'Antoine Laurain, Le Chapeau de Mitterrand.

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