vendredi 28 décembre 2012

Des fins plutôt que d'autres III

  
  
  
     Sorti promener le chien. Le gros, l'idiot, c'est selon. Le médecin a peut-être raison, il faut remuscler ces jambes. Ça fait une plombe. Tant pis si elles se sauvent en cours de route. Elles n'iront pas loin, toutes de plomb vêtues. Le terrain est découvert, bleu, il semble enfin. Pas longtemps. Le vent d'ouest est bien là. Le vent du large balayé par les plaines jusque là. Sans iode. Vite, le soir est tombé sur le matin. Routes sur les marées. Mais ça semble différent. Question : différent à quand ? Pas à cause de ce énième jour de pluie. Ni d'être dessous. Ça semble, mais ça ne l'est pas tant que ça, tout compte fait. Ça ne l'est pas. Les maisons s'espacent, mais sont là, jamais très loin. Chaque hameau dépassé laisse entre eux en pointillés ses petits étangs privés, avec ses cinq panneaux rouges et blancs de propriété ânonnée. Poignardés à même le tronc. La route étroite est bordée d'arbres nus, les pieds trempés dans l'eau croupissante nourrie des nouvelles averses. Une quadra amateur tente la photographie. Plantée dans des bottes en caoutchouc Little Marcel, sur pantalon de skaï. L'objectif cherche les canards que l'on entend, au loin, derrière le rempart des futaies, et l'avertissement au pinceau. Elle ne voit pas les fanions de cartons déchiquetés, jaune et rouge, qui se secouent au vent dans les haillures. La lumière est mauvaise pourtant. Il faudra que je ressorte le mien. L'appareil, je veux dire. Mais en ce moment incapable d'entrevoir une composition. Souvent, on regrette de ne pas l'avoir avec soi. Saisir une sensation.
     Les champs perdus entre les marais cherchent un peu d'air, suffoquent sous les eaux et les briques. A chaque bouche passant le courant qui ne file pas entre les fossés, l'eau noie l'alcool en vain. Les bouteilles se cognent aux canettes. Un tocsin étouffé. Dans le creux des bois, les restes consommés empilent leurs restes d'os et de mousse polyéther. Des bras de fauteuil tendent leurs mains vermoulues au ciel. Quand la distinction ne se fait plus d'avec les tourbières, on aperçoit la danse des mousses à la surface, sur la scène des branches flottantes et des pneus affleurants. Elle qui m'a encouragé à sortir, pour me détendre, m'aérer, je sais déjà que je vais la décevoir. Elle voulait me faire plaisir. Je vais rentrer renfrogné des saletés des autres. De l'omniprésence de ce que je fuis lors des marches. Les averses s'amplifient, le jean plaqué sur les cuisses sert de mandataire au froid. Le reste, ça va. Une écharpe, aurait été bien. La canne au sol ne claque pas, fait même moins de bruit que l'eau. Le gros tire. Il rumine, ravale la vapeur de son souffle. Il a bien pigé que le mousqueton restera enclenché. La seule atteinte réelle du temps s'attaque aux yeux, qu'il plisse pour parer les gouttes. Le reste, ça va. Pas froid, même ruisselant. Le nez file partout, comme mes yeux. Pas sur les mêmes choses. Le Davidoff réchauffe l'intérieur. Incongru, mais c'est fête, quand même. Ce sera tout, il pleut trop pour réussir à garder un galo au sec, même sous le chapeau. Au moins, les genoux tiennent, ne lâchent pas.
     Les façades chaudes renferment leur bonheur, leur simili de bonheur. Les façades sont mensongères, elles repoussent dans les bas-côtés leurs encombrants, les embarras et les regards des passants, à ce qu'on m'avait dit. Partout la route insinuée, du goudron, sale, gras, huilé. Les voitures soulèvent des vagues qui s'écrasent dans les rigoles, puis retournent aussi vite sur le macadam. L'eau est plus libre que nous, nous passons le long de parcelles en parcelles, à pas parcimonieux, sûrs. On ne peut pas dire qu'ils évitent les flaques. Le sol entier est une flaque immense. Mais ce n'est pas le climat et sa conséquence, qui lui donne une allure de terre gaste. Au contraire, il fait partie du truc. Du truc à accepter pour comprendre la région, l'intégrer. Goûter son « charme ». Mais peut-être cette jalousie, cette obstination de mise en scène à l'anglaise ratée, crasse. Où chacun se gausse de sa propriété. Sa pêche privée, sa chasse réservée, l'emballage de son estomac entassé à l'entrée. Comme si la terre n'avait attendue que ça. Et l'eau de s'en gausser à son tour. Mais nous sommes tous deux bien trop solides pour suivre son chemin. Solides... Mouep...
Je tente quand même de frotter la pierre, le vent est un peu coupé, comme les doigts qui dépassent des mitaines. Elle s'allume. La voie de chemin de fer nous barre la route. Le TER passe. On aperçoit les regards bovins qui observe le marcheur perdu entre les gouttes. Je suis aussi un peu comme le train, comme les passagers du train. J'aperçois aussi les regards. C'est moi qui passe. Le paysage se déroule linéaire, plat comme si j'étais dans un de ces wagons. Humide. Un wagon-douche. On file toujours le train. On rejoint toujours quelque chose, une voie ferrée, un canal, une autre route. On rejoint toujours la voix des hommes. On s'arrête toujours par la voix des hommes. On est toujours arrêté par les voies des hommes. A prendre les sens des trajectoires incertaines. Nous repassons un pont bitumé, encore. Il lève la truffe, il a reconnu. Un soulagement dans la bête et une tension dans la corde.
     Non, ça n'a pas été la fin du monde. Mais à y regarder, d'avoir un peu tracé, c'est la fin d'un monde. Peu importe où il se trouve, en fin de compte, les marches sont bien trop peuplées de tout ce qui n'est pas lui, le monde est bien trop occupé de monde.
  
  
  

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