lundi 26 mai 2014

Le papier-peau des doigts



      Ce matin j'ai ressorti l'imper noir. C'est qu'ici il pisse comme il cogne, sans prévenir. J'en ai vidé la poche intérieure avant de partir bosser, de ces papiers suffisamment importuns pour qu'on les oublie toute une année, sans regarder plus. En rentrant, réordonnant la maison, je retombais sur ces petits papiers pliés que je me détaillait, au cas où. L'un deux, coïncidence, édictait le mois de mai de l'an passé, son lot de baptêmes, quelques sorties et rendez-vous. Suffisamment pour avoir eu besoin de les reporter sur un bourgeon de mémoire externe. Un autre renfermait sur lui-même une ébauche de liste de course. Des légumes dont les épluchures ont déjà nourri d'autres épluchures déjà perdues. Le troisième papier comportait au dos quelques mesures gribouillées à la hâte, et un degré se franchit encore lorsque dépliant je lus le slogan naïf « regard tourné vers le large » de l'étiquette. En fond se dessinaient chanvre et bleu deux nœuds en huit desserrés. Entre ces attaches tomba sur la table un étui de coques vides et fripées de paracétamol. L'angle se fit aigu.


      J'avais toujours des maux de tête, même s'ils étaient moins fréquents. Mais je ne dormais pas mieux, même si j'avais moins de relents. Sans crever, l'année défila à toute vitesse, et délia ce mot qui prit forme ce matin dans les yeux embués du jardin « conception de la vie ». Oui, les mots prennent forment tous seuls, sans qu'on ne leur demande quoi que ce soit. Ils viennent emmerder leur monde jusqu'à ce que je les reporte, déroule le fil pour les lier dans une ou quelques phrases avec leur idée. Souvent je les publie ensuite, et regarde, plus plus ou moins content. Et parfois un ou deux lecteurs le sont aussi, plus ou moins. Ceux-là résonnaient bateau, plutôt bidon de radeau. Ils résultaient certainement de la dérive du continent de la tronche (encore). Comme un rot du subconscient après avoir digéré, mais ingéré beaucoup d'air, de vent, dans les bronchioles et les synapses. Ils venaient cogner aux pare-battages des ritournelles internes des dernières semaines.


      C'était tellement con qu'il n'y avait pas besoin de les traduire, d'en tirer le fil, dérouler le cocon dans lequel il s'enfermait. « conception de la vie », tout tenait dedans. Une définition en soi par son sens littéral. Puis je me suis dit qu'un, ça ne pouvait sortir comme ça, et que deux ça sera encore mal pigé, comme plus du tiers de ce que je partage. D'un autre côté, une fois partagé, c'est départi, ça ne me concerne plus vraiment. Plutôt celui qui se regarde dedans. Et sur cet an j'ai souri en me confortant, à tord ou à raison, dans le fait que je m'y rapprochais. Malgré les insomnies dont je maîtrisais mieux les impacts et les trous dans le jour, je n'ai pas pu m'empêcher de penser que c'était déjà pas mal, de s'y rapprocher. J'étais lucide quand au fait que finalement je ne concevais rien. Je ne faisais que digérer et recracher.


      J'ai repensé à Ju qui, préparant tête baissée un tournant dans la ligne droite de sa vie, avait évoqué la veille ce que nous avions en commun de nos relents, avec un certain soulagement qui ne délestait pourtant pas l'inquiétude du virage à venir. Ces mêmes dégueulis d'histoires banales qui ne le sont pas quand ils vous concernent, et qui nous avaient fait nous rencontrer. J'ai repensé dans le même laps de temps où elle parlait à Max qu'elle allait bientôt épouser, avec qui nous avions tenus les mêmes propos quelques jours plutôt. Cynique l'idée qu'ils voulaient tous deux se rassurer m'amusa, mais fut vite chassée par la certitude de leur certitude. Et celle-là je ne peux pas m'empêcher de la trouver belle, même s'il me restait des difficultés à y adhérer complètement. Le couple, oui, le mariage, c'était autre chose. Je songeais au mien, qu'il allait bientôt falloir orchestrer. Pour la forme, parce qu'au fond. J'y voyais une certaine vacuité, dans le sens où nous avions plus que souvent le double de vie commune que la plupart de nos connaissances du même âge, et que ce mot terrible me renvoyait irrémédiablement au premier modèle observé. Un modèle à la fois débile et indélébile dans sa tâche.


      Pensant ainsi aux rencontres j'en passais de manière très rapide aux autres personnages de ces dernières années. A ceux qui m'avaient mis le pied à l'étrier de l'écriture. Aux autres qui avaient claqués la croupe de canasson qui s'essoufflait à présent. À Catherine qui attendait une réponse qui ne venait pas, pour la publication d'un texte de son cru dans le pli de mes mains qui plissaient à reculons. Non pas que le texte ne me plût pas, mais comment se motiver quand on l'est pas pour son propre travail. J'y arriverais, car il faudra bien que je recrache. J'en vins à penser à ceux que l'écriture me fit croiser, souvent ce même genre de personnes qui m'avait mis un pied à l'étrier tout court, parfois sans le savoir, un pied au cul sur mon propre trou de balle à la con qui se prenait trop souvent pour un nombril. On a tous son héritage de lacunes... Je me suis dit une fois de plus que Vincent avait raison, et constatais ma marge de progression dans ce sens. Un sens qui tend les bras, pas un de ceux qui infléchissent ou pointent une direction. Ça pique moins la main, ça arrache moins la gueule, quand on tâtonne. L'angle se referme, et pourtant il n'est pas plat.


      On m'avait interrogé sur ce que je voulais faire, quelques jours auparavant. C'est que c'en était une, de ces périodes où l'on croise, à dessein, pour mieux s'intégrer, pour mieux s'interroger, aussi. J'avais déjà craché à la gueule du monde, de la politique, de la rurbanisation. J'avais trouvé ma propre réponse à l'engagement. C'était la même réponse qu'il y avait finalement à faire à la question de ce que j'étais, lorsque j'étais planté aux côtés d'écrivains, de poètes. Non, je ne suis pas poète. J'écris. C'est déjà bien assez. J'ÉCRIS, c'est déjà suffisant. Il n'y a pas d'étiquette supplémentaire à agrafer sur ma couenne de mammifère. Et quoi alors, ce qu'on voudra que ce soit... qui n'est à peine le propos. Ces derniers mois n'ont été que cela, toujours plus nettement, écrire une vie digérée, c'est-à-dire recrachée. Imbibée de l'urgence de la patience. Une menuiserie de mots transpirant leur cadre. Une restauration de l'ancien qui permette la circulation, la respiration. Tous les travaux engagés n'étaient en fin de compte qu'une restauration, une succession de décroissances luttant contre l'impératif de la consommation, du déplacement de l'homme en simple produit. L'on s'échauffe à n'être plus que des consommables qui se consument.


      Le seul « neuf » qui a passé la porte récemment sont ces livres, souvent signés, d'idées, de vie, de conception qui se refont, qui luttent à leur façon. Le tissu humain est comme ces carnets de papier, il comporte sur sa page blanche les ratures des pages précédentes. Le crayon bute parfois sur les sillons. Et contrairement à ces carnets qui s'entassent dans les angles des étagères, on signe sur des pages perpétuelles. On fait renaître, on renaît, on conçoit de la vie. En vrai ou en tête on s'équilibre sur du papier, on équilibre du papier se mettre debout une fragilité qui ne tient pas de place n'a pas de place à tenir, juste tenir. A naître. Comme le mur le meuble décapés grattés rabotés jointés polis patinés, matières mâchées et remâchées. Pas pour faire beau, pas pour orner, habiller rencogner s'en cogner faire style, il y a à dénuder les fils, désosser des crans pour y mettre les doigts savoir pourquoi les doigts savoir mettre à plat. Une matière réelle qui ne sonne pas creux, ne se décomposera pas à la première drache.


     A reconstruire, apporter comme peut si peu une certaine épaisseur au papier, en essayant à se dépiauter les doigts de ne pas y aller jusqu'à l'os. Il y a d'autres petits papiers dans la poche de l'imper, une autre liste d'autres courses, d'autres mesures d'autres bois, plus de paracétamol, la trace absente de quelques lignes à venir, et des nœuds qu'on ne sent qu'en roulant les doigts.



     

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